En 1904, une étrange affaire secouait la France. Ce qui la rend étrange, ce n'est pas tellement sa teneur, ou sa proportion, mais plutôt le fait qu'aujourd'hui, elle nous paraîtrait bien dérisoire.

Revenons brièvement sur les faits. Le ministre de la guerre de l'époque, le Général André, a souhaité faire ficher les officiers de l'armée française, pour s'assurer qu'aucun n'était hostile à la République. Ainsi, en l'espace de quelques mois, quelques 19 000 fiches ont été dressées sur des militaires, afin de connaître leurs habitudes politiques, religieuses, et privées. Quand l'affaire fut découverte, le scandale était tel que le président du Conseil en a démissionné, et un nouveau gouvernement a dû être mis en place.

A y réfléchir, il semble tout à fait normal de renverser un gouvernement qui, tout en se prétendant "au service du peuple" se permet de le surveiller dans sa vie intime, de le traquer et de répertorier des informations privées dans des fiches. Mais à une époque où des caméras fleurissent dans les rues, où la police se permet d'arrêter des cortèges entiers de manifestants, et où le refus de donner son ADN peut mener à 1 an de prison ferme et 15 000 euros d'amende, ficher les officiers de l'armée ne semble pas bien grave.

La question est: comment en sommes-nous arrivés là? Je ne saurais y répondre. Sans doute avons-nous laissé passer de petites dégradations de notre liberté, soit au nom de la sécurité, soit parce qu'elles nous paraissaient mineures, et de fil en aiguilles, nous nous sommes retrouvés nez à nez avec le projet EDVIGE.

Au Royaume-Uni, la situation est encore pire. On sait que ce pays héberge 40% des caméras de
surveillance de la planète, mais on sait moins qu'un nouveau fichier recense des informations sur l'ensemble des mineurs de Grande-Bretagne (au minimum leur état-civil et leurs coordonnées, plus des informations médicales, scolaires et personnelles qui peuvent sembler utiles). Tous les mineurs, sans exception. Ce fichier a été voté au nom de la protection contre la pédophilie et les maltraitances. J'aimerais déjà que l'on m'explique en quoi un tel fichier permet de lutter contre la pédophilie et les maltraitances...

Le projet EDVIGE a suscité une grande émotion dans la population française. Cette fois, c'était le coup de trop que l'on ne pouvait tolérer. Mais une question me travaille, depuis qu'il a été abandonné. Quelles sont les informations que les Renseignements Généraux ont le droit de collecter sur nous? Le fait de participer à une manifestation, à un piquet de grève, de tenir (ou consulter) un blog... Tout ceci est-il susceptible d'entrer dans des fiches pour la "police politique de la République"? Je suppose que oui. C'est d'ailleurs la seule explication que je trouve à ces CRS qui filment toutes les manifestations (à moins que ce ne soit pour leurs films de vacances).

J'entends beaucoup, ces derniers temps, comparer un site de réseau social comme Facebook, avec les fichiers des Renseignements Généraux. J'ai moi-même une position très prudente par rapport à ce site, duquel il semble impossible de se désinscrire totalement. Cependant, j'y vois une différence nette: l'un vous propose de donner des informations que vous seul êtes à-même de co
ntrôler, tandis que l'autre enquête à votre insu pour apprendre des choses que vous ne souhaitez pas dévoiler.

Enfin, il faut rappeler que depuis quelques années, un autre type de fichage a cours en France. C'est en effet derrière le doux nom de FNAEG que se cache un répertoire d'empreintes ADN. Créé officiellement pour lutter contre les délits sexuels et retrouver plus facilement les récidivistes, son utilisation est à faire frémir tout démocrate qui se respecte. Prenons l'exemple de Camille, une jeune femme suspectée d'avoir consommé du cannabis, et convoquée à la gendarmerie pour un prélèvement d'ADN. En refusant de se soumettre au prélèvement, elle s'est mise hors la loi, risquant donc 15 000 € et 1 an ferme. Seulement l'affaire ne s'arrête pas là. Rien n'interdit
à la police ou à la gendarmerie de renouveler la demande de prélèvement, et tout nouveau refus est une récidive. Ainsi, il s'agit d'un délit continu (qui, me semble-t-il, est anticonstitutionnel). Le cas de Camille n'est malheureusement pas unique. J'ai, il y a peu, reçu le témoignage d'un lycéen arrêté dans une manifestation, et qui a subi la même mésaventure.

Comme c'est quelque chose que j'aime bien faire, je vais terminer par une citation bien connue. Celle-ci est de Benjamin Franklin - un américain, d'après mes fiches - et dit qu'"un peuple qui est prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux."
Retour à l'accueil