Avant de commencer cet article, je voudrais rendre hommage aux 24 suicidés de France Télécom, ainsi qu'à tous ceux qui ont songé à mettre fin à leur jour dans un contexte similaire. L'essence même de ce blog est l'aspiration à l'anéantissement de ces spirales infernales qui mettent à bas tout espoir possible pour l'individu et la société.

En 18 mois, 24 salariés de France Télécom ont décidé d'en finir. Certains d'entre eux ont écrit une lettre de suicide mettant directement en cause leur entreprise comme responsable unique de leur acte. Certains se sont tués sur leur lieu de travail. Comment une entreprise peut-elle en arriver là? Jusqu'où est-il tolérable de pressuriser les employés? Voilà des questions auxquelles le gouvernement a décidé de ne pas répondre.

Entendez-moi bien. Je ne cherche pas à rendre politique un événement qui ne l'est pas. Je cherche à comprendre ce qui s'est passé. Quand Didier Lombard, PDG de France Télécom, parle de "mode du suicide" et invente un immeuble antisuicide sans ouverture aux fenêtres, Elsa Feyner, journaliste spécialiste du monde du travail répond qu'il existe une autre explication. Sa rencontre avec une salariée en détresse lui ouvre les yeux. Je cite le témoignage de cette employée dont nous tairons le nom à sa demande.

"Non seulement il a fallu augmenter les ventes, mais également le nombre d’appels par heure. Or, le traitement d’une vente prend un peu de temps. Les injonctions deviennent contradictoires. Qu’on se rassure : le paradoxe est désormais tendance en matière de gestion. Les critères d’évaluation se déconnectent ainsi doucement de la réalité du terrain.Résultat : des tickets à gratter pour motiver les troupes. Démotivant, finalement. Comme le fait de ne plus avoir de bureau, de devoir prendre celui qui est libre, et de tout ranger en partant. Zéro papier, « clean desk », c’est la « mode »."

Les conditions de travail se sont donc dégradées peu à peu ces dernières années: open space pour tout le monde, puis plus de bureau du tout, changement très fréquent des équipes, nouvelles méthodes "musclées" de management, pression pour le départ.... S'il n'y avait que 2 ou 3% de démissions chez France Télécom les années où l'entreprise était publique, on en arrive à 15% cette année.

Car sans idéologiser tout ça, je crois que le fond de la question est là: s'engager dans un service public, c'est s'engager à servir le public. Comment accepter de devoir chercher à faire du profit sur le dos de clients lorsque l'on s'est engagé à offrir des services à des usagers. Tout a changé, le management, les méthodes de travail, mais aussi et surtout la mentalité de l'entreprise. On voulait se dévouer au peuple, au service de l'état. A présent, on se joue du peuple au service des actionnaires.

Il y a deux semaines, j'ai rencontré un salarié de Goodyear Amiens touché par le plan social dont on a beaucoup parlé. Ce qu'il m'a dit, je crois que je ne l'oublierai jamais. Je vais le citer de mémoire: "Quand on m'a annoncé que j'allais être viré sans raison, parce que les actionnaires voulaient exploiter des étrangers pour moins cher, j'ai d'abord voulu tuer ces actionnaires. Après, j'ai pensé à ma famille: ma femme et ma fille que je ne pourrai pas nourrir. J'ai pensé à en finir pour ne pas leur imposer ça. C'est les camarades qui m'ont fait relever la tête parce qu'ensemble on s'est battus et on s'est aidés." Si je vous raconte ça, ce n'est pas pour faire l'éloge du syndicalisme, mais pour montrer à quel point une entreprise peut détruire ses salariés.

J'ai l'intime conviction que rendre sa fonction première de service public à France Télécom mettrait fin au massacre. Je parle d'ailleurs bien de massacre car ce sont 24 innocents hommes et femmes dévoués qui ont été assassinés par la logique capitaliste de recherche de profit à tout prix. Le tout argent les a tués, ne l'oublions pas.
Ne l'oublions surtout pas à l'heure où le gouvernement privatise la Poste.

Mais parce que la situation est loin d'être simple, un autre exemple me vient en tête. La Police Nationale. Bénédicte Desforges, auteure des Chroniques de la Police ordinaire, parle, sur son blog d'un suicide par semaine dans la police française. A eux aussi je souhaiterais rendre hommage. Pour eux aussi une interrogation devrait naître. Ici, il serait absurde et injuste d'accuser la logique financière. Pourtant, un compagnon récurrent de cette logique se loge dans la police: la répression. Parmi les hommes et les femmes qui entrent dans la police, nombreux sont ceux qui le font par amour de leur pays, et dans la volonté de servir leur peuple. J'imagine quelle doit être leur réaction lorsqu'on leur demande, à ces gens honnêtes et bons, de faire monter de force une famille dans un charter pour l'Afghanistan, où ils savent que cela correspond à une condamnation à mort. J'imagine leur désarroi au moment où on leur ordonne de dégainer la matraque pour frapper (et certains coups se font avec une réelle violence) sur des manifestants de l'âge de leurs propres enfants. Il est certains métiers où l'esprit de corps va de paire avec une pression sociale insoutenable.

Il s'agit bel et bien d'un massacre, et les coupables sont connus de tous. La solution aussi est connue: arrêter ce système coupable, et offrir aux entreprises la possibilité de servir le peuple sans chercher à lui nuire.


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